De l'autre côté:

Enfant, j'étais dans l'ignorance de l'indifférence du monde envers nous. Nous vivions à l'embouchure du Rhône sur un bout de terre délaissé par les hommes, dans le coin le plus sauvage et le plus reculé du pays, mais j'étais aimé de ma mère et ça suffisait. De l'autre côté du fleuve commençait un monde que nous ne connaissions pas. La méconnaissance que nous en avions nous rendait curieux de lui : peut-être attendait-il quelque chose de nous ? C'est plus tard que je découvris son absence totale d'intérêt pour nos vies. De cette indifférence j'eus la révélation à l'âge de douze ans alors que l'école venait de me recaler à l'examen d'entrée en sixième. Pour un recalé de l'école la vie pouvait continuer comme elle avait commencé sur le delta du Rhône, à l'exemple de ceux qui avaient abouti dans ce trou perdu de l'hexagone, qui tous étaient des recalés de l'existence, des fils de paysans que la terre ne parvenait plus à nourrir, des réfugiés, des exilés de pays où l'espoir d'une vie meilleure n'existait tout simplement pas.

La voie des pierres:

C'est à partir de l'annonce suivante que commence mon récit: « Dans quartier le plus ancien et le plus recherché de la ville appartement à louer. Conditions exceptionnelles, urgent pour cause départ ». J'avais pris rendez-vous avec l'annonceur. J'habitais chez mon oncle mais je voulais partir de chez lui, quitter son magasin d'antiquités où j'étais employé. Je voulais le quitter non à cause de la mauvaise ambiance qui régnait entre nous mais parce que je voulais tenter ma chance dans les affaires. Il disait avoir compris que je n'étais pas bon pour la vente des meubles anciens et il devait avoir raison, en tout cas je ne voyais pas mon avenir dans l'antiquité, ni ailleurs pour être tout à fait sincère, car l'avenir n'est jamais dans ce qu'on entrevoit clairement. Il disait avoir compris que j'avais conçu le projet de vivre à ses crochets jusqu'à la fin de ses jours. J'avais bien envisagé cette hypothèse mais tout compte fait je ne l'avais pas retenue considérant que j'avais mieux à faire, même si j'ignorais quoi. Je réalise que toutes les raisons qui me poussaient à quitter un endroit où j'aurais pu faire carrière n'étaient pas forcément les bonnes, pourtant je partis.

Le chasseur du méditerranée:

Au temps du récit qui va suivre il y avait un hôtel qui tirait son nom de la mer qu'il bordait. En ce temps l'espace semblait s'être considérablement rétréci aux contours d'un palace hôtelier. Un rétrécissement qui tient aux exigences du récit mais également au fait que nous ignorons à peu près tout du monde qui entourait le Méditerranée, car tel était le nom du palace au bord duquel nous tenons cependant pour assuré que la mer existait.
Du palace, commençons par dire qu'il accueillait une clientèle fortunée désireuse de réparer les dégâts que la vie inflige à l'humain. Exténuante ou douce, la vie passe en imprimant sa marque sur nous, à telle enseigne que si rien n'est fait, cette marque nous rend difforme. La maquiller ou la retarder, tel était l'objet des offres de séjour proposées par le Méditerranée. Le palace, qui employait un personnel qualifié et qui faisait tourner des équipements hautement performants, se présentait comme une vaste usine de remise en état des corps dévastés.
Poursuivons en disant que les services offerts étaient dispensés par des hommes et que le palace n'accueillait que des femmes.

La chambre d'isolement:

Le soir, ma sœur et moi, il nous arrive de jouer aux questions, c'est ça qui m'a foutu dedans, d'abord au Centre d'art et par la suite dans un pavillon, le jeu des questions. Personne ne peut comprendre si on ne sait pas à quoi le soir nous jouons. Quand le jour n'a plus rien d'autre à proposer qu'une clarté défaillante, elle me dit, c'est le moment de jouer, je pose ma question et en retour tu me poses la tienne de sorte à former un enchaînement continu et donc un échange entre une sœur et son frère après une journée de travail. Par travail elle fait allusion à mes journées passées sous l'arbre à surveiller les tomates, surveillance que je suis en droit de revendiquer comme une activité à part entière dans la mesure où plusieurs récoltes sont à mon actif, car si ce n'est pas une activité alors qu'est-ce que c'est? Mais Renée ne me conteste pas ce droit, au contraire, il ne se passe pas un jour sans que je reçoive des compliments au sujet de la bonne santé des tomates. Je constate que ça lui fait plaisir mon intérêt pour la tomate, bien que n'importe quoi d'autre lui eût fait plaisir car tout aussi bien nous aurions pu planter des courgettes. Mais là il s'agissait de tomates et maintenant de quelque chose d'autre, à un niveau que je comprenais supérieur.

Delta:

Avec son air de celle qui doit toujours tout répéter et que personne n'écoute Lucie me dit, tu devrais téléphoner à ta mère et moi, en aparté, comment veux-tu qu'on t'écoute si tu prends cet air-là. Je fais celui qui n'entend pas. Pendant que j'y suis, je fabrique un bruit de gorge sans même ouvrir la bouche. Je n'aime pas qu'une obligation vienne se mettre en travers de ma route, j'ai un programme, justement inventé pour éviter de répondre à ceux qui s'imaginent que j'ai besoin d'eux et qui croient qu'un type aussi peu sociable que moi doit aimer qu'on l'appelle au petit-déjeuner. Comme ils ont bien vu que je ne suis pas tous les jours pendu au téléphone pour les assurer de ma vitalité, ils se disent que je viens peut-être d'y passer alors dare-dare ils viennent aux nouvelles, mais non, je suis d'attaque, quelque part sur le motif. Lucie qui répond, je n'ai pas besoin de lui donner de consigne, elle connaît la chanson, elle sait que ça me met de mauvais poil un qui fait semblant de s'intéresser à mon matricule pour que je fasse au moins l'effort de m'intéresser au sien. Elle a une expression toute faite, elle dit :
— Où veux-tu qu'il soit.
Sous-entendu dans l'atelier, alors quel si ça se trouve je suis en train de grignoter un cornichon aux cinq aromates à côté d'elle.

Quelque chose :

En l'an 2000 l'éclatement de la bulle Internet m'avait déjà tiré de la torpeur mélancolique où ma vie mollement s'écoulait : un sursaut d'énergie me poussa à écrire les cours de la Bourse sur les murs de la ville et à parcourir les sentiers caillouteux d'une île des Cyclades pour porter, aux chèvres et aux bergers, l'information de ce que le Nasdaq venait de chuter. La crise du crédit immobilier survenue en juillet 2007 m'a de nouveau réveillé du sommeil dans lequel entre deux krachs généralement je me réfugie, réveillant au passage cette passion maniaque que j'ai pour l'écriture des cours sur toutes les surfaces qui tombent sous mon pinceau. En mars 2008, exposition au 20ORDI0 de mes travaux sur la Bourse dont le petit livre intitulé Lundi noir rend partiellement compte. Un an plus tard, en février 2009, le lycée et la ville de Gardanne donneront une plus large visibilité à ce travail. Toujours sous le choc de « l'effondrement des valeurs» je rédigeai pour l'occasion une chronique montrant comment les actifs «pourris» ont contaminé la planète, contaminant au passage toutes les espèces de feuilles dont les arbres sans calculer nous abreuvent. Cette chronique, qui me fut bien utile dans les nombreux débats que j'eus avec les lycéens, s'intitule Contamination; avec Lundi noir elle constitue un ensemble que Quelque chose vient compléter. Ce dernier court texte, sorte de précis de résistance pour temps de crise, témoigne de l'attention étonnée et pour tout dire intéressée que je porte aux affaires boursières. En effet, par-delà le côté moralement choquant de l'avidité financière je suis subjugué par l'énergie employée à la recherche d'argent. À l'instar du commun des mortels que la monotonie des jours et l'impuissance à changer le monde a rendu fataliste, je suis troublé par la capacité mobilisatrice de la spéculation financière dont je ne vois que la guerre pour égaler le pouvoir d'attraction et de dévastation. Cette énergie déployée représente selon moi « quelque chose » à méditer.

La tristesse du veilleur de nuit :

J'ai tout raté, même l'écrit. Des quantités de manuscrits, des flots d'inédits, des cargaisons d'écritures qui me sont revenus fortement dépités de n'avoir plu à ces à ces messieurs de l'édition. L'aigreur de ces belles coquettes qu'on oublie d'effeuiller. Qu'on vous réexpédie à condition que ce soit à vos frais. Des centaines de pages caracolantes traitées par circulaire. De la désinvolture qui blesse, de la condescendance. L'élite des mots, là-haut, les seigneurs de l'écrit, considérablement muets, inabordables. Qu'on ose écrire, qu'on s'essaie, qu'on ait cette audace sans avoir la façon, la manière de taquiner le verbe ou de torcher la phrase ! Point n'est besoin d'aller très avant quand il s'agit de la tournure, quelques pages suffisent. Et encore, l'irrespect d'un auteur se devine plus qu'il ne se lit. Parfois l'éditeur ne lit même pas, ni devine, il sent. Sniffe : la sueur des mots, qui est l'odeur de l'écrit, emboucane certains manuscrits. Quand l'éditeur renifle c'est le métier qui parle, le noble métier qui fait repérer le manuscrit qui sent. Sensible l'éditeur, perspicace, averti, attentif, impossible de lui raconter des histoires, ça non, il sait les manuscrits laborieux. Et voilà qu'il revient le roman, déjà bien fatigué de son aller retour.