Je voudrais devenir pierre, être à la conscience lente dont l’ombre ne forme aucun projet d’excursion, je voudrais devenir pierre, j’ai cette volonté, pierre sans volonté dont le cerveau fossilisé cessera de verbaliser, j’ai cette volonté d’exécuter ma volonté. Je voudrais devenir pierre, un devenir sans avenir dans la marmite de l’éternité. Je voudrais, devenir pierre, forme debout de part en part traversée par l’électricité. Je voudrais, c’est ma volonté, anéantir ma volonté pour en arriver aux pierres, pour entrer en matière, d’un coup de tranchoir me séparer de l’histoire et des propriétés. Me séparer pour entrer dans la pierre, trouver des relais dans la conscience éblouie du monde en formation. J’attends la pierre. J’attends de la pierre qu’elle tue mon attente en des états tendus. Je veux ce que l’attente active, je veux la vacance, le vide, l’extase. J’ai ce genre d’attente-là, l’attente des pierres, une impatience que la pierre n’a pas. J’attends ce qui n’attend pas, je veux ce qui ne veut pas.
 Je m’approche des pierres, les touche, la pierre est docile, sourde à l’usage, muette à l’usure, n’oppose aucun refus à mon épiderme impatient. Depuis peu je les dresse, avant je les rassemblais dans l’espoir de leur ressembler. J’expérimente la pierre. Avant de m’engager plus avant dans la pierre j’expérimente sa patience, son acceptabilité, sa malléabilité, la pierre est passive, elle oppose une fermeture obstinée à l’activité. La pierre qui borne la propriété est imperméable à l’eau comme à tout ce qui cherche à la pénétrer, pierre d’angle elle est impénétrable. La matière est sa protection. Allongée avec d’autres elle forme des murs, se plie à la volonté de qui les assemble mais en se fermant à la main qui trie, sépare, divise, segmente, sectionne. Elle se ferme à l’humain pour ne s’ouvrir qu’au sublime. La pierre est docile, son unique activité est la contemplation. Indifférente à l’us elle s’épanouit dans le vain. La pierre est l’être au monde voulu par le monde à l’origine du monde. Comme elle je voudrais être monde. Je voudrais me fondre dans l’être du temps.
En vue de ma fin j’entrevois les errements d’aiguillage d’un début marqué par l’étendue et le déplacement, ce moment de la séparation d’avec les composants. Ce moment du départ et de la marche insensée des troupeaux sur le territoire, ce piétinement des sabots et ce soulèvement des poussières pour s’arracher au non séparé englué dans l’immobilisme du Tout. Un arrachement dicté par l’imprudence et par l’impatience du vivant à exister pour lui-même. L’arrachement au Tout a accouché du segment en donnant vie à l’esprit de conquête et bientôt à l’envie de tout conquérir. Le séparé veut s’approprier l’existant. Le séparé que je suis voudrait renouer avec le Tout d’avant la séparation, devenir pierre pour recoller au Tout, pour fusionner avec la matière.
Je connais un endroit où le passé de la terre est présent dans la pierre, je connais un endroit du présent où la pierre communique avec la terre. Tous les ans je m’y rends. Voyageur en quête d’immobilité je prends la route, je prends la mer, je me déplace et je prends, je voyage et je m’approprie, le déplacement est prise, appropriation d’existant que simultanément je sectionne en une multitude d’unités. Je fractionne le Tout. Je fais comme tous nous faisons, ne sachant faire autrement, j’avance dans un paysage dont l’opacité s’épaissit allant vers ce paysage que l’argument de la pierre éclaircit. Je prends la route, je prends la mer pour me déprendre de tout, je me rends à l’endroit qui me rendra au Tout. Tous les ans je me rends en cet endroit où les pierres rendent illusoire et le déplacement et la propriété. Je pars pour me départir sans voir que la possession me possède, tous les ans, aveuglé, je rate ma cible, tous les ans je rate mon arrivée. Partir me condamne à rater. Je pars pour me déposséder et voilà qu’en marchant j’accumule, c’est ainsi depuis que j’existe, j’amasse le sol que je foule. Le territoire arpenté je me l’approprie, c’est ainsi que je fais depuis toujours, j’arpente, m’aidant de mes pas sans compter. J’enregistre. Dès que je me mets en marche le cahier se couvre de périmètres, de pacages, d’enclos. Je deviens propriétaire de tout.. Partant je crois me rapprocher des pierres et, chemin faisant, je m’écarte du Tout. Aucun chemin ne mène à lui, aucune route, tout départ le rend inaccessible. J’ai cette impatience d’aller vers les choses plutôt que d’être chose, je suis agité. Je pars sans attendre, corps tendu, muscles flexibles, je suis impatient d’aller à la rencontre des pierres. En chemin vers les pierres je perds de vue les pierres pour me saisir des choses. Je bâtis des enclos pour protéger mes acquisitions, la pierre est ma protection. Tout ce qui m’entoure est hostile, tout ce qui m’entoure est à prendre, tout ce qui est pris doit être entouré.
L’endroit que je connais est connu, c’est un endroit recherché pour ses propriétés, c’est un morceau de territoire séparé du territoire, c’est une île. Pour m’y rendre je traverse toute la terre que la mer n’a pas recouvert et je prends le bateau qui est au mouillage, je prends, je ne rends pas, j’embarque toutes mes possessions. Je remplis le bateau de tout ce que j’ai glané. Derrière moi il y a des villes, des monuments et des jardins, du parcellaire dont je veux me séparer hanté que je suis par la totalité. Devant, à l’horizon, il doit y avoir le Tout. Le Tout loge dans le fragment, je le sais, je sais aussi que le poursuivant le déloge. La poursuite du Tout déloge le Tout qui loge dans le fragment. Je le sais et pourtant, tous les ans, je vais dans l’île où j’espère loger dans la pierre. Je veux la pierre pour seul logement.
Vue de loin l’île ressemble à une masse compacte hostile à la fragmentation, un massif montagneux séparé de tout qui forme une entité entêtée, un être possible. Immobile sur le pont du bateau j’oublie la navigation. Allongé sur un transat j’oublie que j’avance pour garder en mémoire la forme du Tout. Je ferme les yeux pour ne voir ni les murs qui strient les terrains, ni les maisons qui sont blanches, ni les tours d’où partent des fumées. Les verres de mes lunettes sont noirs, le soleil est orange, mes bagages sont lourds. Je dois être vieux maintenant. J’arrive sur l’île, j’arrive et je pars, je ne sais pas dans quel ordre. Le bateau est à quai, maintenant c’est la route. La route est sinueuse, j’ai bon espoir d’arriver avant le coucher du soleil. Suis-je bien arrivé ? Quand suis-je parti ? Je marche, je ne cesse de m’agiter, ce soir je veux dormir dans la compagnie d’une roche. Je suis arrivé pour ne plus repartir, plus aucune route, plus aucun déplacement, plus aucun bateau, plus aucune traversée, plus rien à grappiller, plus aucune part, rien, pas un pas de plus ni un plus de plus. L’arrêt ce sera pour quand je serai en présence des pierres. En leur présence je prendrai congé du présent, je partirai de là où ça part, je n’arriverai plus nulle part. En présence des pierres j’abolirai le présent. Je ne partirai plus, je ne prendrai plus, j’arrêterai la pendule du départ et de l’arrivée.
Je traverse l’île de part en part, je pars d’un bout et j’arrive au bout, ascension, descente, ascension, de bout en bout, j’évite les monastères, je fuis les bergers, je pactise avec les serpents. Je serpente. On me voit parler à l’oreille d’un pic. J’écoute. Je suis les chèvres dans l’abri sous roche de l’entrée de la mine, je me mélange aux chèvres, je deviens chèvre, je m’enfonce dans la nuit des galeries de la mine abandonnée. Le fer, l’argent, l’or, le métal non encore séparé du rocher, la matière de l’intemporalité. Je vais sous terre en suivant l’axe autour duquel l’île tourne comme une toupie. Je descends dans le puits de la nuit. Je m’épuise à puiser dans l’état premier les raisons de me faire accepter par la pierre. Je m’épuise en puisant.
Sous terre, dans le boyau de la roche entaillée, je rampe vers le temps d’avant la conscience, vers ce temps reculé où la terre venue à l’existence n’a pas conscience d’exister. Je rampe vers ce temps où la conscience d’exister a finalement été donnée à la terre, je rampe vers mon apparition. Je suis la conscience de l’existence, je suis l’homme. Création de la terre, debout sur terre, je veux me tenir dans l’extase de l’existence, conscience du monde sur terre je veux m’en tenir à l’option de la contemplation. A l’exemple de la pierre, dos tourné à la conscience d’exister, je veux me fermer à l’option de l’errance qui ouvre à l’appropriation d’existants. Je suis une conscience agitée qui veut s’absenter. Je n’ai pas toujours été comme ça, maintenant je veux perdre conscience, perdre la conscience de ma propre existence. Je veux devenir pierre. Je demande à la pierre d’oublier qui j’étais pour que je puisse devenir ce qu’elle est. Oublier le qui pour devenir un ce. Mais la pierre n’a pas cette charité-là, la pierre n’a pas de mémoire, elle est dans l’oubli du temps.
Dans l’île il y a un endroit où j’ai une propriété, un endroit dans l’endroit connu que je connais, un point haut entouré de murs et planté d’oliviers où l’espace qui s’étend devant moi demande à être perdu. Vu mais non pris. De ma propriété ce qui est vu n’est pas à prendre. Ce que je vois c’est une vaste étendue sans intention particulière, une étendue pour la vue et non pour la tractation. Une mer. Une étendue où la vue peut s’étendre sans mettre le corps en traction. Une étendue détendue. Sur ma propriété seule ma rétine est sous tension. Propriétaire, j’ai l’ambition de rétrécir mon emprise au sol aux dimensions d’une terrasse posée au-dessus de la mer, propriétaire je vais finir par me casser les tibias afin de muscler ma vision.
L’accès à ma propriété se fait par un chemin que l’épineux décourage et qui se perd au milieu des carcasses d’animaux. Mon terrain on dirait une peau que la sècheresse a ridé et que tend l’os de la mâchoire inférieure. C’est une terre aride, caillouteuse et blanchie comme un crâne dans l’orbite duquel les serpents enroulés au pied des figuiers boivent le lait aux mamelles des chèvres. Tout en haut, à l’emplacement du cerveau, la ligne étincelante d’un empilement de rochers. Je me dépose sur une molaire, dos tourné à la roche et je regarde la mer. Détour du regard, brûlure du dos. Je regarde longtemps, longuement, des jours entiers. Je vois passer des bateaux, la lune monter et le soleil descendre. Je suis immobile. Je veux entrer en extase étreint par les pierres, fécondé par les sentinelles. Je veux devenir pierre pour connaître l’extase sans fin. Je veux entrer dans la chair de la terre en resserrant l’étau dans lequel, entre pierre et mer, je suis pris. Je veux, j’affirme vouloir devenir pierre sans trop savoir comment me priver de volonté. Comment entrer dans la non volonté pour devenir un être acceptable par la matière ? Comment me solidifier ? Soumis au bon vouloir de la pierre privée de volonté j’attends un devenir minéral, j’attends que dans mes veines de marbre coule un sang ralenti. J’attends l’extase qui est la conscience éblouie de l’existence mais c’est la conscience d’exister qui rapplique. Je regarde le monde et c’est moi que je vois, je vois l’impatience et l’inattention. Je vois l’impossibilité de la pierre.
Je n’attends pas ce que je vois, l’attente m’a détourné de la cible. Alors je détends l’arc, je détourne les yeux et je quitte l’endroit juché. Pris d’impatience je pars, l’impatience est une de mes propriétés, je n’ai pas la patience des pierres. Je tourne le dos à l’endroit, je me détourne du Tout. Je suis l’occupant de la terre, je vais, je viens, j’ai de quoi m’occuper. J’occupe tout ce sur quoi mon regard tombe. Je veille sur mes biens. Et quand l’usure me prend, s’empare de moi comme moi je me suis emparé de l’usage, je repense aux sentinelles du monde que l’extase n’use pas. Je repense à l’endroit que je connais, aux chèvres, aux serpents, aux chemins caillouteux qui aboutissent. La repensée me fait revenir dans l’île aux roches. Je me mets en route quand la pensée de la roche me prend. Propriétaire de tout je suis pris par l’appel du rocher. Je suis pris dépris de toutes mes possessions, dépris de tout, la pierre me possède en me dépossédant sans m’offrir la garantie de sa protection.
Je prends le bateau et de nouveau je repars sur le chemin qui conduit aux pierres, de nouveau la navigation et la cargaison puis le déchargement sur le quai, puis l’endroit, puis la possibilité de l’extase sans la possibilité de la pierre.
Je voudrais.

Castana, été 2009, Raymond Galle.